Quand t’es arrivée chez nous, t’étais déjà toute vieille, rétrécie, presque bancale. Tu es venue avec une valise dans laquelle tu avais soigneusement rangé ta vie entière. Une vie froissée, en désordre, marquée au « fer à passé ». En ouvrant la valise, j’ai vu l’usure, les faux plis, les déchirures mais je n’ai pas posé de questions. Personne n’aurait répondu.
Tu t’es installée dans la cuisine qui allait devenir ta dernière maison, ton port d’attache. Tu y vivais l’hiver, arrimée à la cuisinière à bois et toute l’année, ancrée à l’évier. Tôt le matin, tu t’asseyais à la grande table pour déjeuner avec ta serviette en tissu que tu repliais soigneusement. On aurait dit un tableau à la Vermeer, figé dans l’instant.
Tu mangeais en silence. Pas de niaiseries à dire. Pas de bisous à faire. On ne venait pas non plus s’agripper à ton tablier de mémé car nous n’avions plus l’âge. On était sept, huit, neuf, dix, parfois plus et tu nous faisais à manger, midi et soir. Pendant que ma mère travaillait de l’aube au crépuscule, tu fourbissais sans te presser, sans bougonner, épluchant soigneusement les pommes de terre, triant les lentilles avec le même soin, et toujours assise. Tu ne sortais jamais. Tu t’économisais. Ton corps était ton dernier capital. Sans ressources et divorcée, tu ne possédais plus que ce château corps délabré à la restauration impossible.
J’ai compris plus tard que mes parents t’avaient recueillie pour que tu n’ailles plus travailler chez les autres vu ton âge. Grâce à eux, tu éviterais l’hospice ou la maison de retraite. On allait prendre soin de toi. Mais finalement ce fut l’inverse qui se produisit.
Au fil des années et malgré tes silences, on s’était fait à toi comme on se fait à une langue étrangère. On s’était habitué à ton regard délavé, tes vêtements flottants, tes chaussons éculés. Comment aurais-je pu imaginer que tu avais été jeune comme moi, ou jolie comme ma sœur que tu adorais et qui deviendra médecin anesthésiste à une époque où les filles cherchaient encore des maris en guise de carrière ?
Tu étais ma branche maternelle, une présence, une histoire inconnue. Un jour pourtant tu as raconté cette famille d’Américains qui vivait en France et chez qui tu étais allée travailler comme nanny et moi, j’écoutais ces ailleurs surprenants. J’avais une mémé qui connaissait des étrangers !
Plus tard encore j’ai su et compris que tu n’avais pas eu d’autre choix que de venir chez nous où la vie tanguait parfois mais tu avais préféré ce radeau-là à un nouveau naufrage, acceptant les eaux usées de nos vaisselles quotidiennes en contrepartie de ne plus te soucier de rien.
Tu ne nous faisais pas de cadeaux mais nous non plus. Ce n’était pas d’époque. On était économe. Tu n’avais pas non plus cherché à faire joli, mais à te rendre utile indispensable. Et on avait fini par avoir besoin de toi. Cela valait toutes les richesses « des mamies et bonnes mamans » aux allures princières qui vivaient leur vieillesse dans la solitude de leurs belles maisons.
Aujourd’hui que je possède la grammaire des sentiments, le dictionnaire des souvenirs, je peux t’écrire enfin pour te dire que je n’ai pas oublié ma petite mémé et remercier ma mère d’avoir ouvert la porte de notre maison pour que nous puissions vivre tous ensemble. Aujourd’hui ce n’est plus de mise, les retraites permettent à chacun de vivre chez soi, chacun pour soi mais des fois quand on est gosse, on préfère souvent la maison pour tous.
Joëlle Guillais, romancière